Je me suis rendu à
            plusieurs reprises dans la ville de Kofu (préfecture de Yamanashi)
            depuis 1973, après avoir fait la rencontre de Maître Tsuneyoshi
            Ogura chez Sensei Henry Pléé, à Paris. Je ne vais pas en refaire
            l'historique ici. Si j'évoque le temps de cette première
            rencontre, c'est qu'elle fut décisive pour ma pratique de Budoka,
            sur fond de ce Kimochi (ambiance) qui s'était installé aussitôt
            entre nous. J'avais décidé de rester fidèle à cet homme qui
            m'avait alors nommé 5e Dan, avec le titre de Shihan, décidé de
            rester " lié " (Ba), sans hésitation aucune,
            en raison de ce qu'il avait mis d'emblée de confiance en moi, à
            l'heure où j'avais décidé d'arrêter une pratique Karaté qui ne
            répondait de loin plus (dans le cadre d'une fédération sportive
            à laquelle j'avais pourtant d'abord cru) à ce qui m'y avait
            attiré il y avait alors déjà plus de 15 ans.
            Lorsque je me suis
            une nouvelle fois rendu en son Dojo du Gembukan en avril 1992, le
            Maître, duquel je connaissais les ennuis de santé, se remettait
            d'une première attaque, et je l'avais trouvé brutalement
            physiquement vieilli, alors que son esprit était resté vif. Il
            m'avait alors confié que, parvenu au Ciel (il avait été dans le
            coma), Dieu lui avait dit de retourner en son Gembukan, parce qu'il
            y aurait encore bien des choses à faire ... mais, aurait-il
            ajouté, pour " peu de temps "... Une manière
            touchante de me dire qu'il appréciait ce qu'il ressentait comme un
            sursis. Lorsqu'il m'avait alors nommé 8e Dan, il avait tenu à
            revêtir son kimono d'apparat pour la cérémonie traditionnelle de
            remise du diplôme dans son Dojo. Et lorsque je quittais Kofu, nous
            ne pensions plus nous revoir jamais ...
            Et puis, le Karma des
            uns et des autres impose d'étranges détours ... Celui du
            Maître était de survivre, mais avec une santé qui allait se
            dégrader encore. Je savais qu'il m'attendait ces dernières années
            (pour tout vous dire : il m'avait déconseillé de venir en
            2004, comme je l'avais prévu, m'écrivant que ce serait une
            mauvaise année pour moi ... Il s'est en effet trouvé que ce
            fut l'année de mes débuts de soucis de santé, qui se
            prolongèrent en 2005 ... !). J'avais donc programmé ce
            retour à Kofu le plus tôt possible. Puisque j'avais le bonheur de
            revoir encore Sensei Ogura.
            D'étranges pensées
            me submergeaient lorsque je pris le train Azusa depuis Shinjuku à
            Tokyo, en direction des montagnes de Yamanashi-ken. L'impression
            d'un retour à la source, une fois encore, sur fond de temps
            suspendu, comme une grâce inespérée. Cette fois les cerisiers
            avaient défleuri, et les vignes verdissaient déjà. Plus loin, le
            Maître m'attendait. Comment allais-je le retrouver ? Je
            n'arrivais pas à ne pas me sentir fébrile ...
            A mes amis (et aussi
            aux autres ...) qui liront ces lignes, je ne veux dire ici que
            ceci. Certes, physiquement plus diminué encore, ne pouvant plus se
            déplacer que très lentement, parlant avec difficulté, les yeux de
            mon vieux Maître restaient habités de la même flamme lorsqu'ils
            pénétrèrent les miens. Nous avons commencer par ... pleurer
            ensemble ... heureux ! Terrible séquence émotion ...
            Puis lentement nos cœurs ont repris le contact. Les mots sont
            venus. Les regards, les sourires. Le bonheur d'être ensemble de
            façon si inespérée. Un grand moment. Et puis, je voulais lui
            parler de ma " Voie Tengu ", lui expliquer une
            recherche que j'avais entreprise lorsque je l'avais quitté il y
            avait 14 ans. En présence de ses deux fils, Hisanori Sensei et
            Hirotsune, il m'a longtemps regardé dans mes évolutions, parlé à
            voix si basse que je devais revenir tout près de lui pour
            comprendre des remarques d'une pertinence inattendue, scruté avec
            un regard appuyé et bienveillant. Plus tard, avant de nous séparer
            (pour combien de temps cette fois ...) le Maître m'a délivré
            le titre de Hanshi, dans la Tradition de la progression Menkyo
            (titre que la graduation dans les systèmes modernes a traduit en 9e
            et 10e Dan) et, plus important à mes yeux, le titre de Soke
            (maître-fondateur) en Tengu-ryu Karatedo, avec un Kakemono revêtu
            de son sceau à l'appui.
            Je n'ai éprouvé que
            très peu de sentiments forts au cours de l'attribution de mes
            grades dans ma vie de Karatéka, en 49 ans de pratique et de passion
            à ce jour : joie et fierté lors de mes 1er Dan (1961) et 2e
            Dan (1965) à la fédération française (j'étais jeune, et j'y
            croyais encore), puis encore fierté lors du 5e Dan japonais remis
            pas Sensei Ogura (1973). Puis, plus rien, jamais vraiment, jusqu'à
            ce soir du 28 avril 2006, où je me sentis brutalement submergé
            d'une grande paix et d'un immense bonheur. D'une immense
            responsabilité ... Aussi simple que cela ... Mais je
            n'avais absolument aucune envie de le crier sur les toits ...
            J'avais juste envie de rester là, oublié, pour mieux garder ce
            sentiment pour moi ... Ce soir là, j'ai longtemps marché seul
            dans la nuit de Kofu. Si j'en parle ici, après avoir longuement
            réfléchi, c'est que j'ai finalement pensé qu'il était juste que
            je partage ce sentiment avec ceux et celles qui, à leur tour, me
            font confiance depuis si longtemps. Voilà qui est fait. N'en
            parlons plus. Il reste beaucoup de travail avant que d'entrevoir le
            bout de la route : " Kyu Do Mu Gen "
            (suivre la Voie ne s'arrête jamais).
            En me retrouvant à
            la gare de Kofu, j'ai porté un dernier regard sur les montagnes
            enfermant la ville où continuait à lutter mon Maître, ligne
            d'horizon derrière laquelle se profilait vaguement le Mont Fuji
            dans la brume du matin, le cœur lourd. Reverrai-je encore Shihan
            Ogura ? Avec son autorisation d'enseigner " ma "
            Voie, celle qui désormais ne pouvait être que la mienne, dans la
            plus pure Tradition des étapes " Shu ",
            " Ha " et " Li ", il avait
            légitimé " Tengu-no-michi " (*). La veille,
            Maïtre Ogura avait fait l'immense effort de gravir l'escalier raide
            qui reliait l'appartement au Dojo, pour poser pour la photo
            souvenir, avec des douleurs visibles. Où était le temps heureux
            où nous courions les temples du pays de Takeda Shingen ? Oui,
            bien sûr, nous avons pleuré  en nous quittant. Domo Arigato,
            Sensei ... Mata Omeni Kakarimasho ...
            Qui peut savoir ?
            Lorsque je quittais une nouvelle fois le temple de Kofu dédié à
            Takeda Shingen (un autre rite ...) j'ai imaginé entendre le
            rire du Tengu ... Peut-il faire autrement que de rire de la
            fragilité des hommes ? Mais une autre fois peut-être
            m'inspirera-t-il les réponses aux questions que je continue de me
            poser ! Quelque chose de mon cœur est resté au pays des Tengu
            de Kofu. Que la vie vous soit douce, O-Sensei Ogura, longtemps
            encore. Que votre Tengu vous assiste. O Ki Otsukete, Sensei ...
            Prenez soin de vous ...
  
          Roland HABERSETZER
          ... le 28 mai 2006